Notre lettre 1273 publiée le 19 septembre 2025
LE « CONCILE PARALLÈLE »
DE PAOLO PASQUALICCI
RADIOGRAPHIE D'UN BASCULEMENT DE LÉGITIMITÉ
UNE EXPLICATION
DE L'HISTOIRE SECRÈTE
DU CONCILE DE VATICAN II
Nous avons achevé de publier la contribution historique concernant le début du Concile de Paolo Pasqualucci, philosophe du droit et des idées politiques, qui a enseigné aux universités de Pérouse, Rome, Naples et Teramo l’histoire des doctrines politiques.
En sept livraisons, dans nos Lettres 1241, 1244, 1247, 1250, 1254, 1267 et 1270, nous avons publié cet été l’entière traduction française, approuvée et éventuellement revue par lui, de Il Concilio parallelo. L'inizio anomalo del Vaticano II (Fede e Cultura, 2014), qu’il avait auparavant publié sous forme d’articles dans la célèbre revue fondée par don Francesco Putti, Sì sì no no, en 2001.
Dans ces pages, le professeur Pasqualucci concentre son étude sur la première session conciliaire, en 1962, ouverte par Jean XXIII. Il le fait du point de vue juridique, pour analyser la manière dont s’est produit un véritable basculement de légitimité : « le Concile en ses débuts a, pour ainsi dire, modifié son principe de légitimité. » Ce qu’il appuie en évoquant l’élaboration de la constitution dogmatique sur la Révélation divine, Dei Verbum, écartée de la discussion lors des premiers jours de Vatican II et votée seulement en septembre 1965, ce texte étant choisi par lui au milieu d’autres aussi importants que Lumen Gentium, Gaudium et spes ou Dignitatis humanæ, en raison de l’enjeu doctrinal de base qu’il a présenté pour les Père conciliaires, même se les discussions ont accouché d’un texte de compromis aux arêtes bien moins vives que, par exemple, Dignitatis humanæ.
Le « coup d’Église »
Paolo Pasqualucci cite un certain nombre de fois les souvenirs de Giuseppe Dossetti, professeur de droit lui aussi (de droit canonique), qui fut un politicien majeur de l’après-guerre en Italie, chef de file de la gauche de la Démocratie chrétienne, et qui entra dans les ordres en 1959. Il prit part au concile Vatican II d’abord comme conseiller du cardinal Lercaro, archevêque de Bologne, puis comme expert officiel. Dossetti expliquait volontiers que, selon son expérience, les victoires s’enlevaient sur le terrain de la procédure. Il participa à la victoire de son camp au début de Vatican II, mais en ayant curieusement une attitude critique sur le fait que les novateurs agissaient trop grossièrement à son goût en modifiant en permanence la règle du jeu, à savoir le règlement du Concile.
Cette assemblée avait été précédée d’une longue préparation. C’est la commission théologique, présidée par le cardinal Ottaviani qui dirigeait le Saint-Office, qui avait préparé les grands textes représentant grosso modo la doctrine traditionnelle défendue par l’École romaine de théologie, lesquels devaient servir de base aux travaux des Pères conciliaires dans l’ordre où ils leur étaient présentés. En outre, dans l’esprit des hauts responsables de la Curie, le personnel de ces commissions (qui comprenait tout de même des théologiens progressistes, comme le P. Yves Congar) devaient former la base des commissions conciliaires.
Les partisans d’un « grand ménage » s’employèrent à empêcher ce qu’ils considéraient comme un double verrouillage par la Curie de l’activité de l’assemblée : textes de la Curie ; commissions de la Curie. Vatican II s’ouvrit le jeudi 11 octobre 1962 par la fameuse allocution Gaudet Mater Ecclesia de Jean XXIII, dont le thème principal était : pas de dogmatisation ; pas de condamnation. Elle donnait le ton : ce concile serait différent des conciles du passé. Dans les jours qui suivirent, explique P. Pasqualucci, les novateurs menèrent une bataille sur les deux points :
1/ Prise du pouvoir dans les commissions : le 13 octobre, en début de séance, le cardinal Liénart, qui était aussi membre du pléthorique conseil de présidence, se leva et prit la parole sans permission pour demander l’ajournement des élections. Cela permettrait aux groupes d’influence les plus opérationnels, à savoir les conférences épiscopales européennes, de présenter des listes de candidats, qui seraient en somme les candidats de « l’opposition » à la Curie. La proposition, appuyée sur le champ, comme prévu, par les novateurs, fut acceptée par le cardinal Tisserant et par le secrétaire de l’assemblée, Mgr Felici. La droite était jouée en un tour de main, abasourdie par ailleurs de constater la popularité de ce coup de force anti-romain. Jean XXIII admis en outre que l’on pouvait être élu en commissions selon la majorité simple. Les novateurs obtinrent ainsi 49% des sièges et la majorité de fait.
2/ Le rejet des textes préparés par la Curie : vingt schémas étaient prêts à être soumis à la discussion du Concile dans un ordre donné. Quatre devaient être présentés en premier, notamment celui sur les sources de la Révélation, le De fontibus, qui avec le De Ecclesia et le schéma sur la Bienheureuse Vierge Marie, devaient constituer l’épine dorsale de Vatican II. Le dominicain hollandais Edward Schillebeeckx fit circuler un mémoire dans lequel il demandait qu’on discutât en premier du schéma sur la liturgie, qui convenait à l’aile gauche, et non des schémas doctrinaux. Jean XXIII admit de même que l’ordre d’examen des textes pouvait être modifié.
Le pivot de l’assaut fut l’interprétation de l'article 33 § 1 du règlement du Concile. Il paraissait évident aux conservateurs que les textes présentés avec la signature du pape pouvaient certes être amendés, complétés, mais ne pouvaient pas être écartés, de même que l’ordo de discussion que le pape avait fixé. Mais les novateurs lisaient l'article 33 § 1 comme conférant aux évêques la faculté de rejeter intégralement les schémas, c’est-à-dire de les censurer, comme le remarque P. Pasqualucci, et de modifier l’ordre de leur discussion. Ici encore, Jean XXIII laissa faire.
L’exemple de Verbum Dei
Au lieu donc de le discuter au début du Concile, le schéma sur la Révélation fut examiné lors de la quatrième session de Vatican II. Les critiques du Cœtus Internationalis Patrum qui animait les efforts de la minorité conservatrice portaient principalement sur le fait que Dei Verbum contenait selon eux de graves ambiguïtés concernant le concept de Tradition et sa relation avec l'Écriture Sainte : le dogme de foi divine et catholique de l'inerrance des Écritures n’était pas suffisamment confirmée, la vérité de l'Écriture Sainte étant réduite à la seule « vérité salvifique » (art. 11), ce qui pouvait ouvrir la porte à la remise en cause de l’historicité des Évangiles.
Ce texte, selon P. Pasqualucci, est typique d’un texte « pastoral », son absence d’autorité dogmatique étant censée rendre possible l'énonciation des vérités de la foi « à travers les formes de recherche et de formulation littéraire de la pensée moderne » (Jean XXIII, 23 décembre 1962). En l’espèce, il s’agissait essentiellement de parler des rapports de l’Écriture et de la Tradition de façon qui ne choquât pas trop les protestants.
Déterminantes – y compris pour accepter des compromis, comme dans le cas de Dei Verbum – furent les interventions d’Agostino Bea, véritable éminence grise du Concile, qui présidait cet organisme pivot qu’était le secrétariat pour l’unité des chrétiens, lequel élabora les trois textes les plus novateurs de Vatican II : le décret Unitatis redintegratio, sur l’œcuménisme, la déclaration Nostra ætate, sur les relations de l’Église avec les religions non chrétiennes, et la déclaration Dignitatis humanæ, sur la liberté religieuse.
La responsabilité de Jean XXIII
Paolo Pasqualucci insiste le fait que Jean XXIII suivait avec beaucoup d’attention le déroulement de la première et décisive session de Vatican II. Un système de retransmission lui permettait de suivre toutes les discussions de son appartement, de sorte qu’il n’ignorait rien des débats. Pour Pasqualucci sa responsabilité fut déterminante dans la réussite du processus révolutionnaire. Non seulement, il n’a rien fait pour l’empêcher, mais le succès de l’aile libérale, quoique majoritaire, n’aurait jamais pu être obtenu sans son appui constant. Non seulement il avait ouvert les vannes le 11 octobre 1962, mais il donna toujours raison aux novateurs s’adjugeant le pouvoir doctrinal dans l’Église.
Ajoutons, puisque P. Pasqualucci parle de modification du principe de légitimité, qu’on peut, à certains égards, comparer les débuts du Concile en 1962 à ceux de la Révolution française en 1789. La transformation de l’assemblée conciliaire, qui écarte tant la composition des commissions que les textes présentés à son examen et qui se dresse en assemblée souverainement réformatrice, fait penser, toutes choses égales, à la transformation en Assemblée nationale des États généraux réunis par Louis XVI.
On peut dire que Jean XXIII a joué un rôle un peu semblable à celui de Louis XVI, approuvant cependant avec plus de conviction que ce dernier les ruptures structurelles en train de se produire. Dans son esprit dominait l’idée d’aggiornamento : l’Église devait donner au monde le spectacle de ce qu’elle était vraiment par cette magnifique réunion qui opérait sa « mise à jour ». La première session achevée, dans son discours quasiment testamentaire du 23 décembre 1962 au Sacré Collège, cité par P. Pasqualucci, il revenait sur le thème de la nécessité pour ce concile de cette mise à jour par un concile devant s’exprimer selon « les besoins d’un magistère dont le caractère est surtout pastoral. » Vatican II ne serait pas un concile. Vatican II était Le Concile.